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Il y a des spectacles qui sont un peu plus que des spectacles, des récits d'histoire qui sont un peu plus que des histoires. Le spectacle de Gilles Coullet intitulé Wakan la terre dévorée possède ainsi la dimension du mythe, c'est-à-dire de l'histoire qui se hisse à la dimension du récit de l'origine.

Cependant, le mythe raconté par le spectacle de Gilles Coullet ne passe pas par l'image, comme le font d'ordinaire les mythes, mais par le corps. C'est un mythe raconté par le corps en mouvement. Et de ce fait, il s'agit d'un mythe s'adressant à la volonté plus qu'à la pensée. C'est-à-dire que, en tant que spectateur, nous ressentons ce que dit le spectacle sous formes de sensations qui ébranlent et secouent la volonté, bien plus que sous la forme d'images qui nous feraient rêver ou réfléchir.

Ainsi, c'est sous la forme d'une pure pulsion de vie que Gilles Coullet nous fait éprouver la figure d'insectes dont son corps épouse les contours et reproduit les mouvements : scorpion, mante religieuse, etc. C'est de même sous forme de sensations physiques, ébranlements kinesthésiques, qu'il nous transmet ce que vivent dans leurs membres et sous leur peau divers animaux, comme le varan, le bison ou l'aigle, dont la majesté des ailes déployées nous transporte dans un vol aussi fier que froid.

Le point d'orgue du spectacle, sa culmination magique est d'une certaine façon atteinte avec l'apparition de l'Homme, signifié par quelques gestes tout simples et pourtant d'une portée qui apporte soudainement au cœur du spectacle non pas la sacralité, puisqu'elle était déjà présente, mais une dimension d'un autre ordre, d'une texture différente, d'une couleur et d'une  amplitude qui n'étaient pas encore apparues. C'est comme si la dimension de la transcendance faisait irruption dans le spectacle, comme une porte qui s'ouvrirait toute grande au beau milieu du ciel. Mais une transcendance qui ne renierait pas l'animalité dont l'acteur vient de parcourir de multiples figures. Au contraire, il s'agirait plutôt d'une transcendance qui aurait traversé la Nature comme un souffle dont elle faisait partie, avant de s'exhaler sous la forme d'une vibration sonore atteignant les confins du monde.

C'est pourquoi, lorsque surgit la parole, dans la deuxième partie du spectacle,  à travers les mots d'un chef indien d'autrefois tentant d'expliquer aux hommes blancs venus envahir et détruire leurs territoires pour quelles raisons ceux ci sont sacrés aux yeux de ces hommes condamnés à la disparition (Discours du grand chef Seattle, Pieds nus sur la terre sacrée), nous ressentons que ce texte est bien plus qu'une œuvre littéraire, que l'expression d'un point de vue, que le développement d'une idée. Il s'agit d'une parole qui, prononcée à la fin du spectacle, était déjà présente dès le début de celui-ci, blottie dans le corps, tapie sous forme de potentiel dans les muscles de l'acteur en tension, vibrant dans les figures des formes de vie exprimées tour à tour.

Ainsi, Gilles Coullet nous propose de vivre une expérience particulière, celle d'un texte complètement incarné au point de ne pas toujours avoir besoin d'être prononcé, d'une parole qui reste souterraine et silencieuse avant d'être dite, bousculant les frontières qui séparent le geste de la parole, faisant saillir la parole du geste, donnant à sentir une parole en puissance au cœur même du geste.

Gregoire Perra
Professeur de Philosophie

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